Platon : Allégorie de la caverne, La République L.VII

Publié le 15 Septembre 2022

Platon : Allégorie de la caverne, La République L.VII

Traduction B. Piettre, édition Nathan, les Intégrales de philo

 

Socrate : - Maintenant,  représente-toi notre nature selon qu’elle a été instruite ou ne l’a pas été, sous des traits de ce genre : imagine des hommes dans une demeure souterrain, une caverne avec une large entrée, ouverte dans toute sa longueur à la lumière : ils sont là les jambes et le cou enchaînés depuis leur enfance, de sorte qu’ils sont immobiles et ne regardent que ce qui est devant eux, leur chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur parvient d’un feu qui, loin sur une hauteur, brûle derrière eux ; et entre le feu et les prisonniers s’élève un chemin le long duquel imagine qu’un petit mur a été dressé, semblable aux cloisons que des montreurs de marionnettes placent devant le public, au-dessus desquelles ils font voir leurs marionnettes.

Glaucon : - Je vois. 

Socrate : - Imagine le long du mur des hommes qui portent toutes sortes d’objets qui dépassent le mur ; des statuettes  d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, faits de toutes sortes de matériaux ; parmi ces porteurs, naturellement il y en a qui parlent et d’autres qui se taisent.

Glaucon : - Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Socrate : - Ils nous ressemblent. Penses-tu que de tels hommes aient vu d’eux-mêmes et des uns et des autres autre chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?

Glaucon : - Comment cela se pourrait-il, en effet s’ils sont obligés de tenir leur tête immobile pendant toute leur vie ?

Socrate : - Et pour les objets qui sont portés le long du mur, est-ce qu’il n’en sera pas de même ?

Glaucon : - Bien sûr.

Socrate : - Mais dans ces conditions, s’ils pouvaient se parler les uns aux autres, ne penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu’ils voient ?

Glaucon : - Nécessairement.

Socrate : - Et s’il y avait aussi dans la prison un écho que leur renverrait la paroi qui leur fait face ? Chaque fois que l’un de ceux qui se trouvent derrière le mur parlerait, croiraient-ils entendre une autre voix, à ton avis, que celle de l’ombre qui passe devant eux ?

Glaucon : - Ma foi non.

Socrate : - Non de tels hommes ne penseraient absolument pas que la véritable réalité puisse être autre chose que les ombres des objets fabriqués.

Glaucon : - De toute nécessité.

Socrate : - Envisage maintenant ce qu’ils ressentiraient à être délivrés de leurs chaînes et à être guéris de leur ignorance, si cela leur arrivait, tout naturellement,  comme suit : si l’un d’eux était délivré et forcé soudain de se lever, de tourner le cou, de marcher et de regarder la lumière ; s’il souffrait de faire tous ces mouvements et que , tout ébloui, il fût incapable de regarder les objets dont il voyait auparavant les ombres, que penses-tu qu’il répondrait si on lui disait que jusqu’alors il n’a vu que des futilités mais que, maintenant, plus près de la réalité et tourné vers des êtres plus réels, il voit plus juste ; lorsque, enfin, en lui montrant chacun des objets qui passent, on l’obligerait à force de questions à dire ce que c’est, ne penses-tu pas qu’il serait embarrassé et trouverait que ce qu’il voyait auparavant était plus véritable que ce qu’on lui montre maintenant ?

Glaucon : - Beaucoup plus véritable.

Socrate : - Si on le forçait à regarder la lumière elle-même, ne penses-tu pas qu’il aurait mal aux yeux, qu’il la fuirait pour se retourner vers les choses qu’il peut voir et les trouverait vraiment plus distinctes que celles qu’on lui montre ?

Glaucon : - Si.

Socrate : - Mais si on le traînait de force tout au long de la montée rude, escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de l’avoir tiré dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et qu’il s’indignerait d’être ainsi traîné ; et que, une fois parvenu à la lumière du jour, les yeux pleins de son éclat, il ne pourrait discerner  un seul des êtres appelés maintenant véritables ?

Glaucon : - Non, du moins pas sur le champ.

Socrate : - Il aurait je pense, besoin de s’habituer pour être en mesure de voir le monde d’en haut. Ce qu’il regarderait le plus facilement d’abord, ce sont les ombres, puis les reflets des hommes et des autres êtres sur l’eau, et enfin les êtres eux-mêmes. Ensuite il contemplerait plus facilement pendant la nuit les objets célestes et le ciel lui-même – en levant les yeux vers la lumière des étoiles et de la lune – qu’il ne contemplerait, de jour, le soleil et la lumière du soleil

Glaucon :  - Certainement.

Socrate : - Finalement, je pense c’est le soleil, et non pas son image dans les eaux ou ailleurs, mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourrait voir et contempler tel qu’il est.

Glaucon : - Après cela il en arriverait à cette réflexion, au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible, et qu’il est la cause, d’une certaine manière de tout ce que lui-même et les autres voyaient dans la caverne.

Glaucon : - Après cela il est évident que c’est à cette conclusion qu’il en viendrait.

Socrate : - Mais quoi, se souvenant de son ancienne demeure, de la science qui y est en honneur, de ses compagnons de captivité, ne penses-tu pas qu’il serait heureux de ce changement et qu’il plaindrait les autres ?

Glaucon : - Certainement.

Socrate : - Et les honneurs et les louanges qu’on pouvait s’y décerner mutuellement, et les récompenses qu’on accordait à celui qui distinguait avec le plus de précision les ombres qui se présentaient, à qui se rappelait le mieux celles qui avaient l’habitude de passer les premières, les dernières ou ensemble, et à qui était le plus capable, à partir de ces observations, de présager ce qui devait arriver : crois-tu qu’il les envierait ? Crois-tu qu’il serait jaloux de ceux qui ont acquis honneur et puissance auprès des autres, et ne préfèrerait-il pas endurer ce que dit Homère : « être un valet de ferme au service d’un paysan pauvre »[1] plutôt que de partager les opinions de là-bas et de vivre comme on y vivait.

Glaucon : - Oui je pense qu’il accepterait de tout endurer plutôt que de vivre comme il vivait.

Socrate : - Et réfléchis à ceci : si un tel homme redescend et se rassied à la même place, est-ce qu’il n’aurait pas les yeux offusqués par l’obscurité en venant brusquement du soleil ?

Glaucon : - Si tout à fait.

Socrate : - Et s’il lui fallait à nouveau donner son jugement sur les ombres et rivaliser avec ces hommes qui ont toujours été enchaînés, au moment où sa vue est trouble avant que ses yeux soient remis – cette réaccoutumance exigeant un délai – ne prêterait-il pas à rire, ne dirait-on pas à son propos que pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés et qu’il ne vaut même pas la peine d’essayer d’y monter ; et celui qui s’aviserait de les délier et de les emmener là-haut, celui-là s’ils pouvaient s’en emparer et le tuer, ne le tuerait-ils pas ?

Glaucon : - Certainement.

 

[1] Odyssée, XI-V, 485-490. Alors qu’Ulysse visite les enfers et voit l’ombre d’Achille régner en prince sur les morts, il lui dit : « je te vois sur les morts exercer la puissance, pour toi-même la mort ? Achille, est sans tristesse ». Mais Achille répond : je préfèrerai encore parmi les vivants « n’être que le valet de ferme d’un paysan pauvre ». On notera le parallèle qui est fait entre le monde de la caverne et le monde des enfers.

EXPLICATION DU TEXTE

Une allégorie est un récit imagé exprimant une thèse en réponse à un problème.

Dans ce texte il s'agit pour Platon de nous amener à réfléchir sur la valeur de notre éducation et par conséquent, sur notre rapport au savoir. 

Le thème de l'éducation est un thème essentiel de La République. La réforme de la Cité suppose une réforme de l'éducation , en particulier de celle des futurs philosophes qui dirigeront. L'éducation consiste à libérer l'âme de la prison et de l'obscurité de l'opinion commune ou de l'ignorance.

Socrate : [....] Compare notre nature, considérée sous l'angle de l'éducation  et de l'absence d'éducation à la situation suivante. "

Il ne s'agit pas pour Platon de raconter une fable, une fiction, que ce soit une dystopie ou une utopie, qui nous éloignerait du monde dans lequel nous vivons, mais au contraire de produire un décalage qui nous permette justement de penser le monde dans lequel nous vivons.

Glaucon : Tu décris-là une image étrange et de bien étranges prisonniers.

Socrate : Ils sont semblables à nous.

Il s'agit donc pour Platon  de NOUS amener à NOUS interroger sur  NOUS-MÊMES, sur la valeur de NOTRE éducation, sur NOTRE rapport à la vérité. 

      Première étape : le monde de la caverne

 

"Imaginez  des prisonniers dans une caverne souterraine, qui ont derrière eux un feu, et sont attachés d'une façon telle qu'ils ne puissent voir sur le mur d'en face, que les ombres de marionnettes manipulées au-dessus d'un mur situé dans leur dos".

Platon nous compare  aux prisonniers d'une caverne souterraine, éclairée par un feu qui brûle au loin. Ceux-ci sont enchaînés de telle façon qu'ils ne peuvent regarder que dans la même direction : le fond de la caverne sur lequel se projettent des images et des sons.

Les chaînes symbolisent les opinions, les valeurs transmises par l'éducation que nous avons reçue dès notre enfance. En effet notre éducation nous a transmis une vision du monde, des valeurs, auxquelles  généralement nous adhérons en toute confiance, qui orientent à la fois notre façon de penser et les actions que nous pouvons mener.

Les ombres que les prisonniers perçoivent sur le fond de la caverne leur sont données par le biais de leur sensibilité. Telle est la condition humaine : nous sommes prisonniers de notre corps et de nos sens et nous avons tendance à penser que la réalité n’est pas autre chose que celle que nous présentent nos cinq sens, de même notre condition d’êtres sensible nous amène à croire que le bonheur et le bien se réduisent aux plaisirs éprouvés au moyen de ces cinq sens.

Les marionnettistes ce sont les politiciens, les démagogues, les éducateurs, les sophistes, les poètes, aujourd'hui on peut rajouter les "influenceurs", et tous les "communicants", les médias qui nous flattent, qui produisent des illusions et manipulent nos représentations. Dans une société fondée sur l'usage et les séductions de la parole, ce sont eux qui font notre éducation. 

Or Platon nous demande :  quelle valeur à cette éducation ? Avons-nous raison de de nous y conformer ? Avons-raison de faire confiance à nos éducateurs ? 

Car nous (le lecteur) qui observons le dispositif de la caverne nous voyons bien que les prisonniers  se font berner : Nous voyons  les marionnettistes dissimulés derrière un mur et faisant défiler des objets qui se reflètent sur le mur de la caverne. Nous voyons bien que, ce que les prisonniers prennent pour la réalité n'est en fait qu'une illusion, et, alors qu'ils se pensent savants en essayant de connaître ce qu'ils perçoivent, ils restent ignorants de ce qui est véritablement.

 

Ainsi Ne sommes-nous pas comme ces prisonniers, persuadés de la réalité d'un monde qui ne serait en fait qu'une gigantesque illusion ?

Ne sommes-nous pas comme le personnage du film The Truman Show ?   Celui est persuadé de l'authenticité  du monde préfabriqué dans lequel il vit depuis son enfance. 

Comme lui, les prisonniers qui n'ont rien connu d'autre dans leur vie, ne sont pas malheureux. Ils s'accommodent  très bien de leur condition.

Dans l'Allégorie de la caverne, Platon critique la société de son époque, une société où règnent les opinions (≠ savoirs) . Une société préoccupée par les apparences, qui encourage le conformisme, qui récompense des valeurs fausses et superficielles et qui pousse les gens intelligents à faire un usage cynique de leurs capacités. 

Notre société du XXI° siècle n'est pas très différente. Nos contemporains sont obnubilés par les apparences et les images véhiculées par les médias. Les nouvelles technologies  fondées  l'usage des algorithmes façonnent notre sensibilité et notre façon de penser le monde,  elles uniformisent nos comportements, et génèrent de l'ignorance et du conformisme. 

 

 

Deuxième étape : la libération

 

Rien ne peut nous pousser à vouloir sortir de la caverne, il semblerait n'y ait pas d'échappatoire possible.  Mais, nous dit Socrate  "Examinons dès lors la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement."

Imaginons qu'on libère  un prisonnier.  Cette libération est contrainte puisqu'il semble que le prisonnier n'a pas  les moyens de la désirer lui-même. Platon n'explique en rien le pourquoi de cette libération. Nous pouvons imaginer qu'il s'agit d'un hasard, d'une anomalie comme dans Matrix, ou de l'intervention d'Eros comme dans le Banquet de Platon ou dans Le Truman Show ...

"On" force le prisonnier à se lever, à se retourner, à marcher et à regarder la lumière du feu qui éclaire la caverne.

Dans ce "retournement", il s'agit  d'amener le prisonnier à adopter un autre point de vue sur le monde : il doit "tourner le dos" à ses anciennes habitudes, à ses anciennes façons de penser, et se  confronter à de nouvelles représentations. Mais cela n'est pas facile. Ses yeux sont habitués à voir le monde d'une certaine façon, ils sont accoutumés à l'obscurité de la caverne et lorsqu'il se retourne, dans un premier temps, il est ébloui, aveuglé et il ne voit plus rien : il ne comprend plus rien. L'expérience est pénible et douloureuse. Aussi est-il tenté de retourner s'asseoir auprès de ses compagnons dans la caverne. Il ne veut pas de cette libération.

Que veut nous dire Platon ? Comme le prisonnier que l'on libère, si nous voulons atteindre la vérité, nous devons d'abord faire l'effort de mettre en question les certitudes, les opinions, toutes les idées auxquelles nous sommes attachés. Il nous faut dans un premier temps leur tourner le dos pour en examiner la valeur, pour les soumettre à un examen critique. Nous devons renoncer à  la certitude pour nous placer dans l'incertitude.  Une telle position qui va à l'encontre de nos habitudes de penser ne peut être que particulièrement inconfortable. 

Mais lorsque les yeux de notre prisonnier se seront habitués à la nouvelle luminosité, sa situation ne sera pas moins pénible car il sera désorienté :  Il n'aura plus de repères.  Il ne saura pas plus ce qui est réel : est-ce que sont les ombres de la caverne qu'il contemplait auparavant ou est-ce que ce sont ces objets qui se présentent désormais à lui. Qu'est-ce qui est réel ? 

Une fois que ses yeux seront accoutumés à la luminosité,  le prisonnier va mettre en relation les objets fabriqués qui défilent sous ses yeux et les ombres qu'il contemplait dans la caverne. Désormais, les ombres (qui n'ont pas disparues et qui restent bien réelles) existent pour ce qu'elles sont véritablement : des ombres, des reflets d'une réalité qui se tient ailleurs

Le récit pourrait s'achever ici puisque le prisonnier, dont le regard est désormais accoutumé à la lumière, perçoit désormais ce qui produit les apparences au fond de la caverne. Mais dans la pensée de Platon les objets fabriqués ne sont eux-mêmes à leur tour,  que les reflets d'une réalité qui se tient ailleurs. La formation de notre apprenti philosophe  n'est donc pas terminée. 

[Remarque pour approfondir ] - La contemplation des figurines ou des marionnettes n'est pas encore la contemplation des êtres véritables du monde intelligible. Elle constitue un stade intermédiaire entre l'opinion et la science: ce que Platon appelle par ailleurs "opinion droite", qui correspond dans l'image de la ligne du L. VI de La République au degré intermédiaire entre l'imagination et la science : la croyance.

" Qu'est ce que le réel ? Quelle est ta définition du réel ? Si tu veux parler de ce que tu peux toucher, de ce que tu peux goûter, de ce que tu peux voir et sentir, alors le réel n'est seulement qu'un signal électrique interprété par ton cerveau."

Troisième étape : la sortie de la caverne

A présent  notre apprenti philosophe est à l'extérieur de la caverne, en plein jour, en présence des êtres naturels et non plus de leurs reproductions par des marionnettes dont les prisonniers ne voyaient que les ombres dans la caverne.

De la même façon qu'il a dû progressivement accoutumer son regard à la luminosité du feu dans la caverne, une fois sorti de la caverne souterraine et arrivé à la surface, le prisonnier libéré sera tout d'abord ébloui et aveuglé par la lumière du jour. Il ne pourra voir les objets du monde naturel que progressivement : d'abord indirectement en regardant leurs ombres ou leurs reflets dans l'eau ou sur une surface opaque et polie, puis directement en les regardant à la lumière du soleil.

Le soleil  est d’une certaine manière la cause de tout ce qui est dans le monde visible.

Platon déploie ici une méthode progressive, la dialectique, qui permet à notre prisonnier d'accéder par étape à la connaissance de ce qui est. Cette méthode consiste à partir des apparences, des simulacres, pour remonter progressivement vers les objets réels qui sont à l'origine de ces apparences. 

Une fois que le prisonnier est arrivé à la surface dans le monde naturel éclairé par la lumière du soleil, va-t-il pouvoir enfin accéder à la vérité de ce qui est ou ne sera-t-il pas dans une nouvelle caverne dont la voûte serait cette fois-ci le ciel ? Comment savoir que nous sommes bien sortis de la caverne ?

"Il n'y a pas plus de vérité à l'extérieur qu'à l'intérieur du monde que j'ai créé pour toi".

Quatrième étape : La contemplation de la vérité :  théorie platonicienne des Idées  

 

Il n’est pas facile de comprendre la théorie platonicienne des Idées, tellement la façon dont les Grecs pensent le monde,  est éloignée de la conception du monde  que nous avons hérité de la révolution galiléo-cartésienne du XVII° siècle.

Lorsque le prisonnier accède à la surface et peut contempler la nature qui l'entoure il n'a pas encore accès à la vérité de ce qui est, à la réalité ultime qui est au principe de toutes choses.

Le monde naturel auquel il a désormais accès ne diffère pas fondamentalement des réalités qu'il percevait dans la caverne : de même que les ombres, de mêmes que les objets fabriqués par les marionnettistes, les objets naturels lui sont donnés par l'intermédiaire de ses sens. 

Il n'a donc pas plus de certitude en ce qui concerne la réalité de ces objets naturels qu'il perçoit désormais, qu'il n'avait de certitude concernant les ombres de la caverne. Les réalités du monde sensible ne sont que des "apparences" c'est-à-dire qu'elles ne sont pas ce qu'elles paraissent être.  Rappelons-nous que les ombres ont pu être saisies pour ce qu'elles étaient, des ombres, que parce qu'elles avaient pu être ramenées au principe qui les avaient produites comme des ombres. A quel principe producteur  peut-on ramener les objets du monde naturels, et plus largement du monde sensible ? (Définition : le monde sensible est le monde des réalités que nous percevons par nos sens) 

La connaissance vise ce qui est de toute éternité. Par conséquent la réalité  que nous cherchons à connaître ne peut être dans les apparences car les apparences sont  sont changeantes.  Par exemple les apparences d'un cube peuvent changer : un cube peut être rouge, vert, il peut être en bois en fer, sans que ne change pour autant l'être du cube. Or ce que nous  voulons  connaître ce n'est pas l'apparence du cube mais c'est l'être du cube,  ce qui ne change jamais quelle que soit l'apparence donnée.

Dans le monde naturel tout change, tout est toujours en devenir. Les choses naissent, croissent, disparaissent. Ce que nous percevons, ce qui apparaît ce ne sont que les manifestations diverses de ce changement perpétuel qui anime la nature (physis). Si rien n'est stable ou permanent dans le monde dans lequel nous vivons  comment pouvons-nous alors connaître ce qui est ? La vérité nécessite de la  stabilité et de la permanence. Où pouvons-nous la trouver si elle ne peut nous être donnée dans le monde sensible ? 

Pour accéder à ce qui est de façon stable et permanente, nous  ne pouvons pas  nous  contenter de ce qui apparaît ou se manifeste dans la perception. A nouveau il va nous falloir apprendre à "retourner" notre regard et à voir le monde d'un autre point de vue. Il va nous falloir nous défaire de nos anciennes habitudes : appréhender le monde par le biais de notre sensibilité, pour ne l'appréhender désormais que par l'intermédiaire de notre esprit. A nouveau cela demande un effort, il faut accoutumer ou éduquer notre nouveau  "regard", notre esprit, en nous livrant par exemple à l'étude de savoirs tels que les mathématiques qui n'empruntent rien à l'expérience sensible. 

Mais cette formation de l'esprit à l'abstraction n'est qu'une étape dans la recherche de la vérité. Car pour Platon connaître ce n'est pas "rendre raison", ou produire un discours vrai sur l'Être, une théorie explicative, c'est contempler sans aucune médiation (éprouver) l'Être qui "habite" ou qui est au principe de  toutes choses. 

Dans l'Allégorie de la caverne la vérité est symbolisée par le Soleil qui éclaire toute choses, soleil qui, lorsqu'il brille, sort des ténèbres de la nuit les êtres et les porte à l'existence dans tout leur éclat. De la même façon, dans le monde intelligible, le Bien ou l'Idée est au est au principe de ce tout ce qui existe dans le monde sensible, réalise chaque être dans sa perfection . 

Au terme de sa formation, le philosophe pourra saisir en un "regard" (théoria), en une intuition, l'ensemble des Idées qui sont au principe de toutes choses, Idées qui constituent le monde intelligible (le monde des réalités qui ne peuvent être saisies que par l'esprit). Ces Idées sont les archétypes ou les formes idéales de tout ce qui existe, elles ne sont pas soumises au devenir, elles existent de toutes éternité et possède un degré de réalité infiniment supérieur à tout ce qui existe dans le monde sensible. 

Par exemple l'idée abstraite du cube, sa définition géométrique, est parfaite et elle possède plus de réalité que n'importe quel cube en bois ou en fer, car elle contient tous les cubes qui ont existé, qui existent et qui existeront. L'être du cube est au principe du cube en bois et elle se réalise dans tout que je peux percevoir ou tenir dans ma main.  Le cube  de bois lui,  n'est qu'une des "apparitions" possibles de l'Idée du cube, il n'est pas LE cube. Or rappelons-nous, ce que je veux connaître c'est ce qui est, c'est LE cube. Et ceci est valable pour tous les êtres qui constituent le cosmos.

L'apparence est donc "habitée" par l'être,  mais elle n'en est qu'une copie ou une réalisation imparfaite et dégradée.  Le cube de bois que je tiens dans ma main réalise toutes les propriétés qui définissent tout cube, cependant ce cube en bois n'est qu'une réalisation "imparfaite"  de l'idée vraie et réelle  du cube. Elle est "imparfaite" car si je construisais la définition du cube à partir de ce cube en bois que je perçois, j'exclurai  de la catégorie "cube" tous les cubes qui ne sont pas en bois.

Cette thèse de Platon n'est pas sans intérêt car ce que nous dit Platon, c'est que, pour identifier , pour savoir que cet objet-là, est cube en bois , eh bien, j'ai besoin au préalable de connaître ce qu'est un cube, et ce qu'est le bois j'ai besoin d'avoir dans l'esprit l'idée ou la définition du cube et la définition du bois. Autrement dit, si la science  veut accéder à la vérité, elle ne pas se contenter de l'étude des apparences ou des phénomènes, mais elle doit en chercher le préalable, le fondement, l'idée qui génère ces apparences.

 

Il n'y a pas deux mondes parallèles, distincts : le monde sensible et le monde intelligible, mais deux façons différentes, pour l'homme, d'être "au-monde". Lors de son ascension vers la surface, puis vers le sommet où brille la lumière du soleil qui éclaire toute chose, le prisonnier traverse successivement les différentes régions de l'Être. Il passe progressivement du monde visible (le monde des apparences sensibles) au monde intelligible (le monde des Formes ou des Idées).  Le monde visible et le monde intelligible sont le même monde, mais un monde dans lequel l'homme adopte une posture ou un regard  différent. le monde intelligible existe toujours en creux dans le monde visible.

 

• Remarque : Le monde intelligible est lui-même divisé en deux zones. La première correspond à la zone des idées mathématiques qui bien qu'étant abstraites et dépourvues de toute relation au sensible, procèdent encore dans leur construction en ayant recours à des "images" ou des concepts (comme par exemple la figure du triangle ou celle du cube) qui servent de point de départ au raisonnement. Pour Platon le concept du cube n'est encore qu'une des représentations possibles du cube. Ce n'est pas LE cube. Il faut donc remonter au-delà de ces hypothèses pour trouver l'être ou l'idée du cube. Ainsi l'Idée du cube ne se saisit pas par la médiation de la pensée, mais elle s'éprouve dans l'intuition contemplative de l'être. Dans notre exemple, si L’Idée du cube peut être intuitivement contemplée c’est qu’elle n’est pas la construction de la raison humaine, elle est une réalité qui existe indépendamment de l’homme.   A la limite le rapport de l'homme qui connaît à l'être est un rapport extatique dans lequel l'homme n'est plus que ce regard qui se fond immédiatement dans l'Être.

L'allégorie de la Caverne décrit le mouvement du connaître qui nous amène à dépasser les phénomènes ou les apparences sensibles, pour contempler  les Idées intelligibles qui ne sont pas de pures abstractions mais qui possèdent bien une réalité en soi. 

 

• remarque : Pour comprendre les enjeux de la théorie platonicienne des Idées nous pouvons partir du point de vue opposé : l'empirisme.

L'empirisme est un courant de pensée qui place l'expérience au fondement de la connaissance. A l'époque de Platon ce courant de pensée pourrait être représenté par le Sophiste Protagoras  qui affirmait que l'homme est la mesure de toute chose : c'est-à-dire que les choses sont telles qu'elles m'apparaissent. Ce que je connais (la vérité) d'une chose n'est finalement que son apparence. Comme ma sensibilité est subjective et relative à ce que je suis, il y a donc autant de vérité possibles sur une chose qu'il y a d'expérience de la chose,et chaque homme possède par conséquent sa propre vérité

Cette thèse ne va pas sans poser problème lorsqu'on veut connaître ce que sont les choses.

Prenons par exemple un souffle de vent. Il est possible que sous le même souffle de vent l'un frissonne et l'autre pas. Si chaque homme possède sa propre vérité, que dirons-nous de ce souffle de vent ? Qu'il est froid ou qu'il n'est pas froid ? Qu'il est froid pour celui qui frissonne et qu'il n'est pas froid pour celui qui ne frissonne pas ? A moins que les choses puissent à la fois être et n'être pas,  mais dans ce cas il n'y a pas de vérité possible. nous voilà face à une contradiction.

Pour connaître ce monde et les objets qui le composent,  nous avons donc  besoin d'un point fixe, stable, permanent, qui soit identique à lui-même de toute éternité : ce que Platon appelle une Idée. 

 

 

Cinquième étape : Le retour dans la caverne

 

Il faut se souvenir ici que pour Platon,  le but de la connaissance philosophique  n'est pas la connaissance pour la connaissance mais pour  la justice et le bonheur qu'elle procure concrètement. Tel est le sens de l'activité philosophique : réaliser la vie heureuse ; en effet  il ne peut y avoir de vie heureuse que dans la vérité et la justice.

Par conséquent la  connaissance à laquelle accède le philosophe n'a  de valeur que si celui-ci peut la partager avec les autres hommes et la mettre au service du bien  dans la Caverne pour construire une société juste.

Aussi, une fois que le philosophe aura terminé sa formation et sera parvenu à la contemplation du Bien (ou du Vrai), il devra retourner dans la caverne pour libérer les prisonniers, pour qu'ils prennent conscience que le monde dans lequel ils vivent est un monde d'illusions et de mensonges, un monde dans lequel le bonheur auquel ils croient accéder n'est lui aussi qu'une illusion destinée à les maintenir enchaînés.

Une telle révélation, nous dit Platon, sera insupportable aux hommes de la caverne ; Ceux-ci dans le meilleur des cas le traiteront comme un fou ou un original et refuseront de le croire. D'ailleurs qui pourrait croire quelqu'un dont les yeux - qui ne sont plus accoutumés à l'obscurité de la caverne -  se révèle être le plus maladroit pour distinguer les ombres sur le fond de la caverne ? Et si malgré tout le philosophe insiste, les autres seront tentés, comme ils l'ont fait pour Socrate, de s'en débarrasser et de le mettre à mort.

 

 

En conclusion :

Dans ce texte Platon expose le pouvoir libérateur de la philosophie. La philosophie consiste dans une certaine attitude face au savoir. Elle est le retournement et l'effort qui conduisent à la connaissance du vrai, au  discernement indispensable à la réalisation de la justice et du bonheur .

L'homme qui se met à penser est décrit comme celui qui rompt avec les liens de l'habitude, de la conformité à l'expérience ordinaire et de  l'opinion reçue.

La progression vers l'état éclairé (vers la vérité)  est décrite comme un voyage de l'obscurité vers la lumière.  Après avoir été délivré de ses liens, celui qui remonte péniblement de la Caverne vers la surface doit fournir un effort maximal qui n'est pas sans douleur. Ce voyage vers l'inconnu prend la forme d'une conversion de l'individu dans tout son être, une conversion qu'il éprouve dans son corps (il souffre) et qui le transforme en profondeur. En effet, celui qui se met à faire usage de son  esprit, fait quelque chose pour lui-même. Il prend soin de lui-même, il se soucie de son âme (ce qui est une des maximes socratiques : "Prends soin de toi").

En parallèle, Platon dresse un tableau très pessimiste de ceux qui ne sont pas éclairés par la philosophie. Impuissants et passifs, ils sont manipulés par d'autres (les marionnettistes). Bien pire, ils sont habitués à cet état et ils l'aiment résistant à tout effort qui viserait à les en libérer. Leur satisfaction est une sorte de conscience aveugle de leur état car  ils ne peuvent même pas reconnaître la vérité de leur condition pour y réagir.

Rédigé par A. Louangvannasy

Publié dans #Allégorie de la caverne, #Platon, #Vérité, #Explication de texte, #Idée, #Connaissance

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