Entretien : Frans de Waal : « Il est temps d’arrêter de courir après le propre de l’homme »

Publié le 14 Octobre 2016

Entretien : Frans de Waal : « Il est temps d’arrêter de courir après le propre de l’homme »

Le Monde du 10/10/2016

 

Propos recueillis par Nathaniel Herzberg

 

L’éthologue Frans de Waal, spécialiste des grands singes, est néerlandais. Il vit aux Etats-Unis, où il enseigne à l’université d’Emory (Géorgie). Ses études sur les chimpanzés et les bonobos ont fait découvrir des compétences que l’on n’imaginait pas chez les primates non humains.

 

Pourquoi vous attaquez-vous aujourd’hui à la cognition et à l’intelligence animales ?

 Ce sujet, je l’ai suivi tout au long de ma carrière. J’ai vu la situation évoluer. Pendant tout le XXe siècle, l’idée était que chaque chose que l’animal faisait devait être mise dans une des deux boîtes : l’instinct ou l’apprentissage. Qu’il s’agisse d’un éléphant, avec son très grand cerveau, ou d’une souris, dont le cerveau est très petit.

Maintenant, une nouvelle génération de scientifiques travaille sur des sujets plus intéressants en sortant de ces deux boîtes. Or toute ma vie j’ai pensé que ces deux boîtes étaient trop petites. Il m’a semblé qu’il était temps de rassembler tout ça et de parler de ce que beaucoup pensent encore être le propre de l’homme : la cognition et l’intelligence.

Pouvez-vous nous définir ces deux termes ?

L’intelligence, c’est la capacité à résoudre avec succès des problèmes complexes dans son propre environnement : des problèmes nouveaux quand on est très intelligent, ou juste habituels quand on l’est un peu moins. La cognition, c’est plus vaste : il s’agit de l’utilisation des informations multiples que l’on reçoit pour comprendre notre environnement et prendre des décisions. Chaque espèce a la sienne.

Une chauve-souris attrape des insectes de nuit grâce à l’écholocation. Nous ne voyons pas ça comme un acte de cognition, car nous-mêmes ne le faisons pas. Mais imaginez ce que la chauve-souris doit réaliser : émettre des signaux, percevoir le signal retour, calculer où se trouve l’insecte pendant qu’elle-même vole… Demandez à un ingénieur comment on fabrique un système de radar embarqué sur un avion, vous verrez si ce n’est pas complexe.

Maniement des outils, reconnaissance des visages, mémoire, langage… ces capacités cognitives ont longtemps passé pour strictement humaines. Qu’en est-il ?

Ce n’est plus le cas. Parfois depuis longtemps, d’ailleurs… Dans les années 1920 déjà, Wolfgang Köhler [psychologue allemand] a montré que les chimpanzés pouvaient utiliser des outils. Il mettait une banane en hauteur, hors de portée des animaux. Ils essayaient de sauter, sans résultat. Au bout d’une demi-heure, ils finissaient par aller chercher des caisses qu’ils empilaient et un bout de bois pour avoir le bras plus long, et ils résolvaient le problème. Lui y voyait de la pensée. On l’a ridiculisé, comme d’autres pionniers.

Ensuite, dans les années 1960-1970, on a montré que les grands singes pouvaient apprendre le langage des signes, ou manier des langages symboliques sur des écrans. Les linguistes étaient furieux, ils ont résisté, ils ont changé la définition du langage. Mais ça a ouvert la porte vers la cognition animale, et permis de voir que d’autres que nous maniaient les concepts.

Quand on présentait à Alex, le perroquet gris d’Irene Pepperberg [éthologue américaine] dix objets, il pouvait désigner avec son bec lesquels étaient en métal, en plastique ou en bois. Idem avec les couleurs : vert, bleu… Si on lui présentait dix objets dont neuf étaient verts et qu’on lui demandait lequel était différent des autres, il montrait le bleu…

 

 

Les animaux peuvent être plus performants que nous ?

Beaucoup plus. Un chimpanzé a une mémoire bien meilleure que la mienne. Ayumu, par exemple : mes collègues japonais lui apprenaient une série de neuf chiffres dans un certain ordre. Ensuite, on lui montrait ces numéros, répartis en différents points d’un écran, pendant 200 millisecondes, puis les numéros disparaissaient. Il était capable de repointer les différentes cases dans le bon ordre. Aucun humain n’y est parvenu. Pas même le champion de Grande-Bretagne de mémoire. Ça a eu beaucoup d’impact car l’homme veut être le meilleur partout.

La plupart des expériences ont longtemps abouti à cette conclusion…

A cause des biais expérimentaux. Le plus commun intervenait quand on comparait les chimpanzés aux enfants. L’enfant faisait toujours mieux. Sauf qu’il était testé par sa propre espèce, le chimpanzé par une autre. L’enfant, on lui parle, on lui donne des informations que le chimpanzé ne reçoit pas. Le chimpanzé est dans une cage, seul ; l’enfant dans la salle, sur les genoux des parents, qui l’influencent… Donc, avant de conclure à une différence de capacité, toujours bien regarder les conditions du test. Et tester les chimpanzés entre eux : si on veut mesurer la capacité d’imitation, on doit faire imiter à un chimpanzé un autre chimpanzé. On est arrivé ainsi à des résultats très différents.

Malgré tout, vous dénoncez le règne de l’« anthropodéni » ?

J’ai proposé ce nom pour répondre à l’accusation d’anthropomorphisme. Quand, après une bagarre, deux chimpanzés s’embrassent, moi j’appelle ça une réconciliation. On me dit : non, pas d’anthropomorphisme ! C’est un « contact postconflictuel ».

Je crois que si un animal est très proche de nous et fait la même chose dans une même circonstance, on doit utiliser la même langue. Si je chatouille un petit chimpanzé et qu’il produit des petits sons aigus, je dis qu’il est en train de rire, tant sa réaction ressemble à celle d’un enfant. Avec les espèces proches, il faut renverser la charge de la preuve : aux tenants de l’anthropodéni de me prouver que c’est différent. Et ils restent nombreux.

En philosophie, sociologie, anthropologie, même en psychologie, on rejette la cognition animale. Pour moi, ce sont des néocréationnistes. Ils admettent que nous avons évolué à partir d’autres primates, mais cela ne concerne pas notre cerveau, notre esprit. L’évolution s’est arrêtée au niveau du cou. Et peu importe l’extrême similitude entre le cerveau de l’homme et celui du singe. La taille de notre cerveau est plus grande ? C’est vrai. Comme un ordinateur plus puissant, mais basé sur la même architecture.

Mais comment vos adversaires répondent-ils aux éléments expérimentaux ?

Souvent, iIs déplacent les buts. Autrement dit, ils relèvent la barre de l’intelligence. Au début, les linguistes définissaient le langage comme une communication symbolique. Quand les grands singes ont maîtrisé les symboles, ils ont défini le langage par sa syntaxe et sa grammaire. Ils font ça sans cesse. Mais ce n’est pas si grave, ça nous oblige aussi à réagir…


C’est ce que vous avez fait avec le test du miroir ?

Oui. On a longtemps cru que seuls les humains pouvaient se reconnaître dans leur reflet. Et puis on a vu que certains grands singes, lorsqu’on leur dessine une marque sur le front – invisible directement –, tentent, devant le miroir, de s’en débarrasser. Une équipe a testé les éléphants en posant un miroir à l’extérieur de leur cage. Ça ne marchait pas. Leur conclusion : ils n’avaient pas le sens d’eux-mêmes.

Nous avons repris le test, avec un grand miroir, posé dans la cage, que les éléphants pouvaient toucher, sentir, contourner… Et nous avons montré que certains éléphants réussissaient le test. Mais là encore, attention ! C’est un test très visuel. La pie le réussit mais pas le chien. Peut-être parce que le chien est plus orienté vers l’olfaction. Le résultat négatif à un test peut signifier simplement que le test n’est pas adapté à l’espèce.

Du singe à la pie, la recherche progresse donc par vagues cognitives ?

Toujours. Ça commence par les primates, les plus proches. Une fois une compétence établie chez les grands singes, on découvre, souvent cinq ou dix ans plus tard, la même chose chez d’autres espèces : le corbeau, le dauphin, le chien, le poisson, le rat… Prenez les outils : après le grand singe, on a effectivement montré que le corbeau pouvait façonner une brindille pour extraire des chenilles des fentes des arbres ...  Que le vautour utilisait des pierres pour casser les œufs d’autruche, la loutre pour ouvrir des coquillages. Que le poulpe déplaçait des coquilles de noix de coco pour se cacher dedans, que le crocodile installait des branchages pour piéger des oiseaux… Même chose avec l’empathie : on la disait réservée à l’homme, on sait maintenant que tous les mammifères l’éprouvent.

Et le sens du temps ou la prise de conscience de l’autre ?

C’est pareil. Le plus compliqué semblait être le futur… On avait déjà vu que, dans la nature, un chimpanzé prenait un outil, qu’il déplaçait avec lui et utilisait trois heures plus tard. Mais on n’avait pas d’expériences contrôlées en laboratoire. On a montré qu’un orang-outang peut renoncer à une orange pour lui préférer un outil qui lui permettra de manger, dix heures plus tard, son aliment préféré. Il a donc bien programmé une action future…

Idem avec ce qu’on appelle la théorie de l’esprit ( theory of mind) : la prise en compte de ce qu’un autre sait. Pour les enfants, on utilise des marionnettes que l’on cache. Les deux enfants connaissent la cachette, ou bien l’un la connaît et pas l’autre… Les enfants autistes et les très jeunes enfants, ainsi que les grands singes y parvenaient très mal. Ou n’y parvenaient pas du tout, même, dès lors qu’ils devaient prendre en compte chez l’autre des informations différentes de celles dont eux-mêmes disposaient. Sauf que le test passait par des explications verbales. En utilisant le suivi du mouvement des yeux, on a fait baisser l’âge minimal des enfants à 2 ans. Et la semaine dernière, dans un article publié dans Science  , on a appris que les grands singes avaient, eux aussi, réussi.

Mais qu’est-ce qui nous reste, à nous humains ?

Honnêtement, pas grand-chose. Le développement du langage comme moyen de communication symbolique, quand même. Les autres n’en sont pas dénués, on l’a vu, mais nous restons dans une catégorie à part. En dehors de ça, je ne vois pas. Nos capacités d’intelligence sont parfois plus développées que celles des autres. Mais c’est une différence de degré, pas de nature.

Cette comparaison vous agace tellement que vous avez appelé à un moratoire des recherches comparatives ?

Ce n’était pas complètement sérieux. Mais il est temps d’arrêter de courir après le propre de l’homme. Dans ma vie, j’ai dû voir 25 propositions sur le propre de l’homme. Toutes sont tombées. On perd notre temps. Mieux vaut comprendre les règles générales de la cognition et étudier les spécificités de chaque espèce, leur adaptation. Pourquoi toujours chercher ce qui nous est unique, à nous ?

N’est-ce pas ça le propre de l’homme ?

Son arrogance, oui, peut-être. Plus sérieusement, je pense que cette question n’est plus très productive.

Alors, d’où viendra la prochaine percée ?

Je pense que les neurosciences vont beaucoup nous apprendre. Pour l’instant, elles sont restées très descriptives. Mais elles vont être de plus en plus précises. Montrer des homologies. Que non seulement les animaux ont des capacités communes, entre eux et avec nous, mais que leurs cerveaux fonctionnent pareil. Des collègues l’ont fait en montrant que les chiens percevaient le langage humain de la même façon que nous. Nous, en suivant les circuits de l’empathie chez les campagnols. Ça va continuer. Et on va trouver que non seulement les cerveaux sont similaires mais qu’ils font des choses similaires.

Vous y êtes prêt ?

La moitié des gens ne font pas une différence majeure entre les hommes et les animaux. Les enfants, par exemple, se soucient autant de la souffrance d’un animal que de celle d’un autre enfant. Et puis, à l’adolescence, ça change. Certains sont endoctrinés, deviennent convaincus que nous sommes les joyaux de la création. Moi, je n’ai jamais pensé ça. Peut-être parce qu’à 10 ans j’ai élevé des choucas sur ma fenêtre. J’ai pu mesurer leur intelligence. Et puis ils sont partis avec d’autres choucas. Comme les corbeaux de Konrad Lorenz, l’inventeur de l’éthologie. Une fois, ils sont revenus me voir, de loin. Je ne peux pas être certain que c’était eux. Mais j’en suis intimement convaincu.

Rédigé par Le Monde

Publié dans #Entretiens, #éthologie

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